[Récit] L'ultime jour de Carl Boyer.

par zZz Mer 3 Aoû - 0:03

Carl Boyer, le dernier jour

Le réveil sonnait, sa sonorité criarde remplissait toute la pièce. Une personne normale se serait réveillée, aurait couru pour éteindre cette sonnerie insupportable qui avait la particularité rare de rendre n'importe qui mal à l'aise. Pas Carl. Assis sur son lit depuis plusieurs heures, il fixait l'objet avec un regard hébété, presque absent.
Sur la table de nuit en acajou, à côté de lui, était posée une boîte de Prozac dont l'aspect général et le peu de cachets restants indiquait un traitement régulier.
Carl fit un bref mouvement de la main, et voulant manifestement éteindre le réveil, le fit tomber.
« SCHRAAAAAAAAAAK, KLIIIIIIING !!!!! »
Puis soudain, le maire sembla se réveiller et une lumière émergea du fond de son regard morne,
Il se leva et se dirigea vers sa penderie, l'air tout à fait normal... avant de se rendre compte qu'il était déjà habillé.
Carl prit donc son petit attaché-case et sortit de son appartement, en sifflotant d'un air presque joyeux.
Bien évidemment, il n'avait pas mangé.... comme hier.
Le maire se dirigea donc vers la mairie, à pied, l'esprit perché à des kilomètres de la réalité.
Une fois qu'il eut monté les marches du grand escalier de pierre qui le conduisait à son bureau, Carl se plongea dans des tonnes de dossiers et n'en ressortir que plusieurs heures plus tard... vers 18 heures.
« Carl, on vous demande en bas, quelqu'un du San news je crois. »

Mais que venait faire le San News là-dedans ? Pourquoi DIABLE venaient-ils l'embêter, à ce moment, alors qu'il était en train de travailler pour les élections des conseillers municipaux ?
Était-ce intentionnel ? Carl bouillonnait de colère, chose très inhabituelle chez lui, extrêmement placide et ce en toutes circonstances.
Voilà longtemps qu'il aurait dû prendre une décision par rapport au San News, cette entreprise le mangeait de l'intérieur, d'abord car il ne supportait pas de ne plus pouvoir présenter la parole à Boyer comme avant, mais aussi parce que le comportement de certains journalistes, comme Daniel Daccacia, l'exaspérait de façon croissante.
« Carl ? Est-ce que vous pourriez présenter la parole à Boyer après l'émission de Stacey ? »

La voix un peu grave et gutturale du journaliste le sortit de ses sombres pensées.

Carl répondit sans réfléchir, d'une voix morne et sans aucune marque de conviction.

« Oui je veux bien, il faut simplement que je me prépare. »

Il monta dans le camion, claquant la portière comme à son habitude. A l'intérieur se trouvait Stacey, qui était en train de passer à l'antenne, Carl croyait qu'elle était encore à San Tv, avec une sorte d'Ours mal rasé qui ressemblait de près à un motard.

Le maire sortit son traditionnel crayon à papier, et prit une feuille blanche qui traînait dans le coin.
Il commença à noter des idées de façon confuse et brouillonne, raturant de façon régulière les quelques mots qu'il écrivait.

« Et voilà, c'était tout pour aujourd'hui, restez bien sur San Radio ! »

La voix chantante de Stacey résonnait dans les oreilles de Carl, pénétrant de façon encore plus forte l'intérieur de son crâne, jusqu'à l'emplir, tout entier.
Elle retira son casque en souriant, puis elle invita le motard à sortir, sans doute à cause de l'odeur plutôt désagréable qu'il dégageait.
Le conducteur du van se redirigea vers la mairie et Carl sortit régler une chose urgente avec Lola Nemey, une histoire d'entreprise, encore. Lola n'avait pas changé, et si sa beauté paraissait quelque peu ternie par le surmenage, nécessaire dans son poste d'adjointe, elle restait toujours resplendissante.
Le dialogue fut bref et sans aucun éclat de voix, Carl et Lola avait acquis rapidement cette capacité à se comprendre l'un et l'autre, parfois sans avoir à parler.

« Est-ce que je pourrai avoir une bouteille d'eau s'il vous plaît ? »

Carl s'était adressé à Stacey et à l'autre journaliste qui les accompagnait.
Comme empreint d'une extrême sollicitude, les deux collègues se ruèrent l'un vers son siège de conducteur, l'autre vers son bac réfrigéré.
Le journaliste fut le premier à lui apporter la bouteille. Stacey, bien que rapide et apparemment déterminée, fit une moue de dépit quand Carl lui montra la bouteille d'eau apportée par le journaliste.
Elle par contre n'avait pas changé et sur son visage au teint hâlé, les traits qui faisaient naître de l'attirance chez de nombreux hommes étaient toujours présents.
Carl remonta dans le camion, semblant revigoré par la présence de son ex-compagne. Il s'approcha du micro mais arrivé devant celui-ci, une sorte de trou noir commença à naître en lui, prenant possession successivement de ses cordes vocales puis de son cerveau.
Jamais il n'avait ressenti cela auparavant, jamais il n'avait ressenti une absence de réflexion... il pensait tout le temps.
Les tremblements commencèrent à le gagner, d'abord au niveau des doigts puis au niveau du bras et même des lèvres.

Il jeta avec rage son crayon et mit sa feuille de papier en boule avant de sortir en poussant brutalement la portière du Van. Son garde du corps le suivit immédiatement dehors.

Il était encore là, cet espèce de chien de garde à le surveiller... ENCORE !

« Peut-on rentrer à la mairie s'il vous plaît ? »

Carl avait parlé d'une voix légèrement rauque mais assez maîtrisée.

« Oui monsieur, bien sûr monsieur le maire. »

Même dans sa voix, l'excès de politesse traduisait une obligeance affairée, presque dégoûtante, comme un liquide visqueux ou de la gelée de cerises.
Puis l'idée lui vint, comme un éclair. Carl prit sa radio et dit :

« Je rentre à la mairie faire ma lettre de démission. »

Il prit rapidement conscience de son lapsus, enfin que l'incomplétude de ses propos pouvaient porter à confusion... et puis après tout pourquoi pas ?

« HEEEEEIIIIIN ? »

Les réactions indignées étaient celles qu'il attendait comme si le Maire, journaliste de talent avait besoin d'une réprobation, comme un enfant à gronder.

« Je parle d'une lettre pour le San News... »

Toutes les décisions à prendre étaient si faciles en fin de compte.
Toutes.
Même les plus dures à admettre, celles qui dépassaient la raison pure.
De plus, ils étaient tous en face de lui, Carl pouvait les voir à travers la vitre de son bureau.
Après avoir tapé sa lettre, il sortit, refermant la porte derrière lui.

« Je suis si heureux d'avoir travaillé avec vous tous. »

Il leur fit la bise à chacun, puis s'éloigna sans dire un seul mot.

Des pas résonnaient derrière lui... c'était le garde du corps ENCORE, ENCORE !
MAIS QUAND ALLAIT-IL PARTIR ?????
QUAND ALLAIT-IL CESSER D'AGIR COMME UN CHIEN ENVERS SON MAITRE ?

« Si vous me suivez encore, vous êtes viré ! »

« Mais c'est mon travail de vous suivre monsieur ! »

Il était comme ces animaux qui sentent la peur, tentent de l'exploiter au maximum,
Le dialogue continua pendant plusieurs minutes, dans le cerveau de Carl, les idées fusaient et surtout celui-ci implosait sous l'effet d'une rage soudaine mais contenue.

Le maire se dirigea vers sa Sentinel avant de prendre la direction de l'Amunation.
Un colt 45, aucune question n'était posée et c'était tant mieux.
Puis le chemin inverse, dans un état presque second.

Carl était arrivé en haut de l'escalier et il ne se souvenait même plus avoir monté les marches de pierre, les marches du pouvoir.

Il se barricada dans son bureau et baissa les stores, peu importe si quelques personnes s'apercevaient que quelque chose clochait, rien ne pourrait l'empêcher d'agir.
Il posa le colt sur la table, il n'était pas particulièrement beau mais au moins la balle passerait vite dans son cerveau, l'empêcherait de penser une fois pour toute et surtout le débarrasserait de toutes ces obligations vénales, hypocrites.

Dans son crâne, repassait les visages de Lola, de Stacey, de ses collègues, ainsi que des moments sentimentaux, dont le nombre était assez faible, les plus intenses de sa vie.

Son cerveau commençait peu à peu à fondre sous le poids de la pression, de l'envie de mettre fin à ses jours, de connaître la tranquillité, de faire disparaître le bourdonnement incessant lié à ses fonctions municipales. Après tout, la mort ne pouvait pas faire mal non ?

Le contact froid de la balle à rentrer dans le chargeur le fit légèrement frissonner et les paroles sortirent de sa bouche sans qu'il les ait lui même pensées.

« Je t'aime ! »

PAAAAAAAAAW !

Le corps de Carl s'effondra peu à peu, comme une marionnette dirigée par le sacro-saint Travail, alors que le sang s'écoulait peu à peu de sa tempe droite.